dimanche 10 mai 2015

Régression du partage

[Traduction d'un billet publié le 7 mai par Kevin Smith, Directeur de l'Office of Copyright and Scholarly Communication de la Duke University sur le blog Scholarly Communications@Duke]




"L'annonce faite par Elsevier à propos de sa nouvelle politique en matière de droit d'auteur, est un chef-d'oeuvre de double langage : tout en proclamant que la compagnie est en train de "lâcher la bride à la puissance du partage", elle immobilise en fait le partage en lui mettant une laisse, et même autant de laisses que possible. Il s'agit d'un recul de l'open access et il est important d'appeler les choses par leur nom.

Pour rappeler le contexte, depuis 2004 Elsevier a autorisé les auteurs à auto-archiver sans délai la version finale acceptée de leur manuscrit dans un dépôt institutionnel. En 2012, Elsevier a tenté d'ajouter une mesure stupide et digne de tomber immédiatement dans les oubliettes, pour punir les institutions qui avaient adopté une politique de libre accès : l'éditeur a prétendu révoquer les droits d'auto-archivage des auteurs issus de ces établissements. Ce fut un effort vain pour saper les politiques d'open access. Clairement, Elsevier espérait que ses sanctions décourageraient l'adoption de telles politiques. Cela n'a pas été le cas. Les auteurs académiques ont continué à plébisciter la voie verte en tant que politique par défaut pour la diffusion du savoir. En seulement une semaine, à la fin du mois dernier, les Universités de Caroline du Nord, de Chapel Hill, de Penn State, et de Dartmouth ont toutes adopté de telles politiques.

Pour tenter de recoller à la réalité, Elsevier a annoncé la semaine dernière qu'il faisait disparaître sa restriction punitive qui s'appliquait uniquement aux auteurs dont les institutions s'étaient montrées suffisamment téméraires pour soutenir l'open access. L'éditeur qualifie maintenant cette politique de «complexe» - elle était juste ambiguë et inapplicable - et affirme qu'il va «simplifier» les cas de figure pour les auteurs publiant chez Elsevier. En réalité, l'éditeur est tout simplement en train de punir n'importe quel auteur qui serait assez fou pour publier selon les termes de cette nouvelle licence.

Deux principales caractéristiques de cette régression en termes d'ouverture doivent être soulignées. Premièrement, Elsevier impose un embargo d'au moins un an sur tout auto-archivage de la version finale auteur, et ces embargos peuvent aller jusqu'à quatre ans. Deuxièmement, lorsque la durée s'est finalement écoulée et qu'un auteur peut rendre son propre travail disponible par le biais d'un dépôt institutionnel, Elsevier dicte maintenant la façon dont cet accès doit être contrôlé, imposant la forme la plus restrictive des licences Creative Commons, la licence CC-BY-NC-ND pour tout dépôt en green open access.

Ces embargos constituent la caractéristique principale de cette nouvelle politique, et ils sont à la fois compliqués et draconiens. Loin de rendre la vie plus simple pour les auteurs, ces derniers doivent maintenant naviguer à travers plusieurs pages web pour enfin trouver la liste des différentes périodes d'embargo. La liste elle-même fait 50 pages, puisque chaque revue a son propre embargo, et surtout, on constate à l'évidence un effort pour étendre de façon considérable la durée par défaut. De nombreuses revues américaines et européennes ont des embargos de 24, 36 et même 48 mois. Il y a beaucoup d'embargos de 12 mois, mais on peut supposer que ce délai est imposé parce que ces journaux sont déposés dans PubMed Central, où 12 mois est la durée maximale d'embargo autorisée. Maintenant cette durée maximale d'embargo s'impose également aux auteurs en tant qu'individus. Pour beaucoup d'autres revues, un embargo encore plus long, qui n'est absolument pas étayé par la preuve qu'il serait nécessaire pour maintenir la viabilité des journaux, est désormais la règle. Et il y a une poignée de journaux, tous d'Amérique Latine, d'Afrique et du Moyen-Orient, d'après ce que je peux voir, où aucun embargo n'est imposé; je me demande si c'est le résultat de règles spécifiques à chaque pays ou tout simplement un calcul cynique portant sur la fréquence réelle de l'auto-archivage de ces journaux.

L'autre effort pour gérer au plus près l'auto-archivage par le biais de cette nouvelle politique, consiste à exiger que tous les auteurs qui font preuve de persévérance et qui souhaitent, après la période d'embargo, déposer leur manuscrit final dans un dépôt institutionnel, doivent apposer une clause de non-exploitation commerciale et de non-modification de leurs travaux dans la licence associée à chaque article. Ceci, bien sûr, limite encore davantage la réutilisabilité de ces articles pour un partage effectif et pour le progrès de la science. C'est un aspect supplémentaire qui montre que la nouvelle politique est exactement l'inverse de la façon dont Elsevier la présente ; c'est un recul par rapport au partage et un effort pour faire retourner à son point d'inertie le mouvement vers une science plus ouverte.

La croissance rapide des politiques de libre accès dans les établissements américains et dans le monde suggère que de plus en plus de chercheurs veulent rendre leur travail aussi accessible que possible. Elsevier pousse fortement dans la direction opposée, en essayant de retarder et de limiter le partage du savoir autant qu'il le peut. Il semble clair qu'ils ont l'espoir de contrôler les conditions de ce partage, de façon, tout à la fois, à en limiter l'impact supposé sur leur modèle d'entreprise et, finalement, à le tourner si possible à leur profit. Ce dernier objectif peut être une plus grande menace pour l'open access que les détails des embargos et les licences. En tout cas, il est temps, je crois, de réfléchir à nouveau au boycott d'Elsevier, soutenu par de nombreux auteurs scientifiques il y a quelques années; avec cette nouvelle salve tirée contre les valeurs de la science ouverte, il est encore plus impossible d'imaginer un auteur un tant soit peu responsable décider de publier chez Elsevier."


NB: pour prolonger la réflexion, voir aussi la réaction de Steven Harnad sur son blog.











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