samedi 26 janvier 2013

Œuvres corporelles ou incorporelles? Les accords BnF entre deux eaux

<Mise à jour du 5 mai 2013/> Dans une réponse à une question parlementaire de la députée Françoise Guégot, le Ministère de la Culture et de la Communication affirme froidement que les accords signés font naître une exclusivité sur les fichiers numérisés et que ces derniers ne relèvent pas du domaine public de la propriété littéraire et artistique. Autrement dit, pour le Ministère de la Culture, la numérisation ferait renaître des droits sur les œuvres. D'autre part, la confusion entre la domanialité publique (ouvrages physiques) et le domaine public de la propriété littéraire et artistique (œuvres) continue à être savamment entretenue : "les documents physiques, qui sont la source de la numérisation et qui relèvent du domaine public, ne sont grevés d'aucune exclusivité : ils peuvent toujours être numérisés ou communiqués à qui en fera la demande" Oui, mais à quoi bon, si les œuvres ne sont plus libres ? </Mise à jour du 5 mai 2013>


L'annonce par la Bibliothèque nationale de France de la signature de deux accords avec ProQuest, Believe Digital et Memnon Archiving Services pour la numérisation de livres anciens de 1470 à 1700 et de 200 000 disques vinyles 78 et 33 tours suscite des réactions d'hostilité très vives, y compris du côté des associations professionnelles de bibliothécaires qui y sont toutes allées de leur communiqué : l'ABF, l'IABD, l'ADBU, l'ADBSl'ADDNB... Il faut dire que le programme de numérisation est assorti de clauses d'exclusivité particulièrement préoccupantes de nature à porter atteinte à l'intégrité du domaine public.

Mais de quel domaine public parle-t-on ici ? Il n'existe pas un mais deux domaines publics en droit français : un domaine public de construction doctrinale relevant de la propriété littéraire et artistique et un domaine public au sens administratif, l'un orienté davantage vers le contenu des œuvres, l'autre vers leur matérialité.

BNF lost in fog
BnF lost in fog. Par Eole. CC-BY-NC-SA 2.0. Source: Flickr

Le domaine public au sens de la propriété littéraire et artistique


On définit par domaine public l'ensemble des œuvres de l'esprit auxquelles ne sont plus attachés des droits patrimoniaux. Sauf exception, l'échéance des droits patrimoniaux advient 70 ans après la mort de l'auteur.
Tous les ouvrages faisant l'objet des accords de numérisation avec ProQuest porte sur des ouvrages "tombés" dans le domaine public.

Le domaine public au sens administratif


Le Code général de la Propriété des Personnes Publiques (CG3P) distingue le domaine public et le domaine privé des personnes publiques.
D'après l'article 2012-1 du CG3P, les livres rares, anciens ou précieux font partie du domaine public mobilier de la personne publique.  Le CG3P ne dit rien du patrimoine immatériel issu de la numérisation de ces ouvrages : appartient-il au domaine public de la personne publique ou à son domaine privé ?

Si l'ensemble des fichiers numérisés appartiennent au domaine public de la personne publique (scénario préconisé par T. Soleilhac, « Les bibliothèques numériques, un domaine public immatériel », AJDA, 2008) le patrimoine immatériel issu de la numérisation bénéficie en ce cas, de la protection inhérente au domaine public de la personne publique : inaliénabilité des biens (ce qui semble exclure l'exclusivité d'accès...), continuité du service public, liberté d'accès des citoyens.

Si l'ensemble des fichiers numérisés appartiennent au domaine privé de la personne publique (scénario préconisé par Jean-Gabriel Sorbara http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2009-01-0038-005), cela signifie que la personne publique peut gérer le produit de la numérisation comme elle l'entend, y compris assortir l'accès aux contenus de clauses d'exclusivité...



Interférences entre les deux domaines publics



Il y a un risque d'interférence entre domanialité publique et domaine public de la propriété littéraire et artistique. Le nœud du problème se résume ainsi : quelle est l'articulation entre la domanialité publique et le domaine public (de la propriété littéraire et artistique) ? Pour le dire autrement : une personne publique peut-elle gérer librement son domaine public quand ce dernier inclut des œuvres qui appartiennent au domaine public (de la propriété littéraire et artistique) ?


Il n'y a pas de jurisprudence sur la question (il y a bien un arrêt récent du Conseil d'Etat, mais trop succinct). A vrai dire, il n'est pas certain qu'une jurisprudence élucide un jour la question, pour deux raisons au moins. Tout d'abord il existe en droit français une séparation nette, héritée de 1790, entre les deux ordres de juridiction, l'ordre administratif et l'ordre judiciaire. Ensuite le Code de la Propriété Intellectuelle érige un rempart contre tout risque d'assimilation des deux domaines : d'après l'article 111-3la propriété incorporelle est indépendante de l'objet matériel.

On peut cependant se tourner vers la pratique, pour examiner quelle réponse est apportée par les institutions  concernées. Dans les faits, on a le sentiment que les institutions culturelles invoquent la domanialité publique pour estomper ou amoindrir le fait de l'appartenance des œuvres au domaine public (au sens de la propriété littéraire et artistique).

@calimaq en donne un bon exemple dans l'article "I have a dream : une loi pour le domaine public en France !" Les mentions légales du site de Gallica énoncent que : 
"2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques."
Pourquoi cette mention explicite du CG3P alors que le reste des conditions générales d'utilisation traite du domaine public au sens de la propriété littéraire et artistique et non au sens administratif ? Parce qu'elle permet de suggérer que, puisque la BnF est titulaire d'un droit de propriété (au sens administratif) sur les contenus numérisés, elle est en droit de gérer l'accès aux œuvres numérisées comme bon lui semble. 

Mais en règle générale, les Conditions Générales d'Utilisation (CGU) des sites d'institutions culturelles dédiés à la mise en valeur de fonds numérisés n'invoquent pas explicitement la titularité d'un droit de propriété au sens du CG3P. C'est plus subtil. Tout est dans la suggestion... Les CGU sont là pour dire à l'internaute : 
"l'institution culturelle ne veut pas que vous oubliiez qu'elle est titulaire d'un droit de propriété sur ces œuvres qui font partie de son domaine public [au sens administratif] et qu'elle seule en maîtrise la réutilisation; et pour vous le prouver elle vous empêche d'empiéter sur ses plates-bandes : elle vous interdit de réutiliser comme bon vous semble ces œuvres du domaine public [au sens de la Propriété Littéraire et artistique]"
... Comme si la propriété matérielle des biens était synonyme d'un droit de propriété sur le patrimoine immatériel numérisé ! Subrepticement, le domaine public des œuvres est sacrifié sur l'autel de la propriété...

Dans les lignes qui suivent, on ne parlera plus que du domaine public au sens de la Propriété Littéraire et Artistique.

Comment pourrait-on définir le domaine public des œuvres ?


Le domaine public (de la Propriété Littéraire et Artistique) ne se réduit pas à une question d'appropriation. On pourrait le définir au moyens de trois critères.   

Le domaine public est inappropriable


Les œuvres du domaine public sont des biens communs de la connaissance. En tant que telles, elles appartiennent à l'Humanité, c'est-à-dire à personne.
Quand on parle de la propriété d'objets matériels, supports des œuvres, les trois traits définitoires de la propriété classique restent pertinents : la propriété se divise en fructus (le droit de jouir du bien), en usus  (le droit de l'utiliser), et en abusus (le droit d'en disposer).
Mais, comme le montre bien Philippe Aigrain, quand on parle de contenus d'œuvres numérisées du domaine public, la notion d'abusus n'a plus de sens : personne ne peut priver l'autre de l'accès à des œuvres du domaine public, qui sont des biens communs de la connaissance. Est ainsi mise au jour l'inanité d'un discours qui consiste à annexer à la sphère de la propriété, ce qui appartient au Patrimoine de l'Humanité. (Remarque que j'avais déjà faite dans  le précédent billet avant de la raturer, parce qu'elle était formulée de telle façon qu'elle entretenait trop à mon avis, une confusion entre les deux types de domaines publics). 

Le domaine public est "déterritorialisé"


Le domaine public est un bien de la connaissance universel. Il doit être librement et universellement accessible. L'accès au patrimoine immatériel issu de la numérisation des livres anciens de 1470 à 1700 ne doit pas être restreint à des institutions abonnées ou à un public captif intra-muros.

Le domaine public est incorporel


En dernière analyse, c'est parce que le domaine public est immatériel qu'il met en échec la théorie classique de la propriété et l'approche ethnocentrée des questions de gestion et de partage des biens communs de la connaissance.

dimanche 20 janvier 2013

Couperin et la BnF... le grand écart ?

Nous sommes à quelques jours d'un évènement national important pour le monde de la recherche et des bibliothèques : le consortium universitaire de publications numériques Couperin organise les 24 et 25 janvier deux journées consacrées aux archives ouvertes et intitulées: "Généraliser l'accès ouvert aux résultats de la recherche". 

Le problématique des deux journées est la suivante : "Comment parvenir à 100 % d'accessibilité aux résultats de la recherche financée sur des fonds publics, dans les meilleurs délais ?" L'interrogation fait suite à une Recommandation émise par la Commission européenne le 17 juillet 2012.

Le consortium Couperin fera-t-il le grand écart les 24 et 25 janvier 2013 ?
Montage à partir de: Grand écart aérien. 24e édition du Grand Prix de THIAIS de Gymnastique rythmique au Palais Omnisports de Thiais. Photo : Julien Paisley. CC-BY-NC. Source : Flickr

L'identité des participants contribue à donner beaucoup de poids à l'évènement:
  • Des figures historiques du mouvement de l'open access telles que Stevan Harnad et Jean-Claude Guédon participeront à l'évènement. 
  • Jens Vigen, directeur de la bibliothèque du CERN y présentera le projet SCOAP3, sans doute le projet le plus radical à ce jour en matière de libre accès à l'information. Le principe est double:  1) ouverture des revues - le CERN oblige sept éditeurs de douze revues spécialisées en physique des hautes énergies à rendre les articles librement accessibles 2) peer reviewing : la monétisation des accès aux revues concernées n'entre plus en ligne de compte dans le calcul de la rétribution allouée aux éditeurs; ceux-ci perçoivent une rétribution, mais seulement pour l'organisation du peer reviewing.
  • Sera explicitée la position des présidents de la CPU, de la CGE, de la CDEFI et du CNRS
  • Geneviève Fioraso, Ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche exposera la position de la France sur l'Open Access.
Par ailleurs, ces journées se produisent dans un contexte très particulier marqué par deux évènements antagoniques. D'un côté, le suicide du jeune informaticien Aaron Swartz vient rappeler combien il peut être dangereux (Swartz encourait jusqu'à 35 ans de prison et 1 million d'amende), de vouloir partager des biens communs de la connaissance issus de la recherche publique, lorsqu'ils font l'objet d'une appropriation abusive par des entreprises privées.
De l'autre, l'annonce par la Bibliothèque nationale de France de la signature de deux accords avec des prestataires pour la numérisation de livres anciens de 1470 à 1700 et de 200 000 disques vinyles 78 et 33 tours. Or le programme de numérisation est assorti de clauses d'exclusivité particulièrement préoccupantes. 

D'un point de vue éthique d'abord. Ces ouvrages, et une bonne partie des enregistrements appartiennent au domaine public. Or, comme l'indique le gouvernement sur son portail, les ouvrages sous leur forme numérisée seront pour la plupart inaccessibles pendant une période d'exclusivité de dix ans :

Une sélection de 3500 ouvrages, choisis par la BnF, sera en libre accès immédiat sur Gallica. Au fur et à mesure de la numérisation, les autres ouvrages numérisés seront accessibles à tous les lecteurs de la BnF pendant dix ans avant d’être mis en libre accès à leur tour sur Gallica.

Pour la musique, ce n'est guère mieux. Comme l'a révélé dès le 13 juillet 2012 le site Actualitté qui s'était procuré un document préparatoire, pendant la période d'exclusivité de 10 ans, ne seront  proposés au libre accès que des extraits de 90 secondes sur Gallica.

Durant les 10 ans d'exclusivité, les prestataires retenus (ProQuest pour le permier accord, Believe Digital et Memnon Archiving Services pour le second) seront libres de revendre les données numérisées auprès de leurs clients, publics ou privés.

Pour plus de détails, se reporter au document :

 

 Le financement du programme de numérisation s'inscrit dans le cadre des Investissements d'Avenir (autrement dit le projet mobilise des deniers publics). Les collectivités et les bibliothèques universitaires ou de lecture publique qui voudront bénéficier de l'accès aux ressources numérisées devront souscrire un abonnement. Il leur sera demandé de participer au financement... d'un investissement public. Comme l'écrit @calimaq sur son blog : "On aboutira donc à ce paradoxe que l’argent public de l’emprunt sera remboursé par de l’argent public, versé par des collectivités ou des établissements publics". Cela relève d'un savant tour de passe-passe budgétaire.

Du point de vue juridique, c'est la première fois qu'on voit se constituer un partenariat public-privé organisant l'appropriation exclusive et temporaire de l'accès à la version numérique d'oeuvres du domaine public. Jusqu'à la date de l'annonce des accords, l'expression d' "exploitation exclusive du domaine public" était une oxymore : par définition, le domaine public est l'ensemble des "biens non susceptibles d'appropriation privée". Depuis l'annonce des accords, les étudiants de droit de première année ne pourront plus être recalés en écrivant une affirmation aussi problématique. Bref, avec la Bnf et le soutien du Ministère de la Culture et de la Caisse des Dépôts, le droit se réinvente ! 

Il y aurait deux moyens pour la BnF de répliquer aux critiques qui commencent à fuser de toutes parts (par exemple ici, , de ce côté, ou bien encore ici, ou ) :

- Considérer les accords de partenariats publics-privés comme de simples actes de concessions temporaires. Seulement voilà : pour accorder une concession sur les oeuvres numérisées, autrement dit pour céder le droit à des tiers d'en percevoir les fruits (le fructus), il faudrait que la BnF soit propriétaire des oeuvres du domaine public (qu'elle en détienne l'abusus).  Ce qui ressemble beaucoup à une nouvelle oxymore : une institution publique ne saurait être propriétaire d'une oeuvre du domaine public, elle en est au mieux la dépositaire. Le domaine public appartient aux citoyens et à la Nation, non aux institutions culturelles qui en assurent la conservation. Est-ce qu'il n'aurait pas fallu que la BnF sollicite au préalable l'avis du Conseil d'Etat?


Mise à jour du 22 janvier :
 Écrit trop vite, ce paragraphe présentait un raisonnement erroné. Il n'en reste pas moins que l'hypothèse d'une "concession" pose un certain nombre de problèmes. En préambule, distinguons deux types de domaines publics : un domaine public de construction doctrinale relevant de la propriété littéraire et artistique et un domaine public au sens administratif, consacré par le Code général de la Propriété des Personnes Publiques (CG3P).
Le CG3P distingue le domaine public et le domaine privé d'une personne publique. Le domaine public (principes d'inaliénabilité des biens et imprescriptibilité de la propriété publique) est bien plus protecteur que le domaine privé.  D'après l'article 2012-1 du CG3P, les livres rares, anciens ou précieux de la BnF font partie du domaine public mobilier de la personne publique. La BnF est donc titulaire d'une droit de propriété sur ces ouvrages. Le CG3P ne dit rien du patrimoine immatériel issu de la numérisation de ces ouvrages : appartient-il au domaine public de la personne publique ou à son domaine privé ?
Dans le premier cas, autrement dit dans celui de l'extension du domaine public au patrimoine immatériel (scénario préconisé par exemple par le vice-président du Conseil d'Etat), une question se pose : la cession à des tiers de l'exploitation des fichiers numériques ne contrevient-elle pas aux exigences qui s'attachent à la protection du domaine public (au sens administratif), lesquelles « résident en particulier dans l'existence et la continuité du service public dont le domaine public est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l'usage desquelles il est affecté ainsi que dans la protection du droit de propriété que l'article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées » (Cons. const. 26 juin 2003, n° 2003-473 DC, Rec. Cons. const. 382) [Se reporter à T. Soleilhac, « Les bibliothèques numériques, un domaine public immatériel », AJDA, 2008, p. 1133]


- Considérer que les oeuvres sous leur forme numérisée sont des données publiques culturelles en appliquant le raisonnement exposé dans un billet précédent: "en tant qu'ensemble de données composées de 0 et de 1, les œuvres [du domaine public] numérisées sont des données publiques culturelles et peuvent faire l'objet de restrictions d'accès" au nom du principe de l'exception culturelle énoncé par l’art. 11 de la loi du 17 juillet 1978. Seulement la jurisprudence est en train de battre en brèche la sacro-sainte exception : l'arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Lyon du 4 juillet 2012 énonce que les données détenues par les Archives Départementales, et plus généralement les données culturelles, sont bien soumises, au principe de libre réutilisation énoncé par l'ordonnance de 2005. Le principe d'ouverture l'emporte sur le régime dérogatoire de l'exception culturelle.

Appliquons le raisonnement jusqu'au bout : si le régime de l'exception culturelle n'a pas lieu de s'appliquer aux oeuvres du domaine public numérisées dans le cadre du partenariat public privé, cela signifie que ces dernières entrent dans le droit commun des données publiques. Or l'article 14 de l'ordonnance de 2005 énonce :

La réutilisation d'informations publiques ne peut faire l'objet d'un droit d'exclusivité accordé à un tiers, sauf si un tel droit est nécessaire à l'exercice d'une mission de service public.


Le droit d'exclusivité accordé par la Bnf aux sociétés ProQuest, Believe Digital et Memnon Archiving Services est-il "nécesssaire à l'exercice d'une mission de service public" ? Rien n'est moins sûr. Le PPP n'implique-t-il pas au contraire un dévoiement des missions premières de la Bnf en matière de mise à disposition du domaine public ?

  

Pour conclure, revenons maintenant aux journées Couperin du 24 et du 25 janvier. Les accords signés par la BnF, en restreignant pendant 10 ans la consultation des oeuvres sous leur forme numérisée dans les emprises de la BnF, constitueront un frein à l'essor de la recherche académique, principalement dans le domaine des Digital Humanities. Sachant par ailleurs que le consortium Couperin, la CPU, la CGE, la CDEFI, et le CNRS ont maintes fois affirmé leur attachement au développement de l'Open Access, on ne voit pas comment ces instances pourront faire l'économie d'un débat et d'une prise de position publique à propos  des accords. Et on les imagine difficilement exprimer un avis positif, sauf à courir le risque de se trouver dans une posture assez inconfortable de grand écart...











vendredi 18 janvier 2013

Hommage à Aaron Swartz

Je m'étais penché il y a un an et demi sur l'affaire déclenchée aux Etats-Unis par le téléchargement massif de 4,8 millions d'articles de JSTOR auquel s'était livré un jeune "haktivist" nommé Aaron Swartz dans les locaux du MIT. Pour ce "crime", il encourait jusqu'à 35 ans de prison et 1 million d'amende.
Le dangereux criminel, (qui, en fait de forfait, n'avait fait qu'enfreindre le §5.d des Terms of Use de la plate-forme JSTOR, lequel prohibe l'usage de tout programme informatique permettant de télécharger automatiquement du contenu via des robots, spiders, crawlers, wanderers ou  accélérateurs), a préféré mettre fin à ses jours. Est-ce une mort pour rien ?

Peut-être pas. Outre l'émotion suscitée et exprimée au travers de milliers de blogs, tweets, mails etc, la disparition de Swartz est en train de déclencher une onde de choc sans précédent sur le web mais aussi dans les sphères académiques et politiques :

- en hommage à Swartz, plusieurs milliers de chercheurs ont spontanément déposé leurs articles sur le site  #PDFTribute

- la députée Zoe Logfren souhaite proposer une "loi Aaron" qui viendrait amender la loi CFAA (Computer Fraud and Abuse Act). Cette législation datée de 1984 pose, du point de vue de l'Electronic Frontier Foundation, deux problèmes : 1) le champ de la loi est trop large et trop vague 2) les pénalités prévues par la loi sont beaucoup trop lourdes. Comme dit Ian Milhiser du Center for American Progress Action Fund : "Aaron Swartz risquait une peine de prison plus sévère que des tueurs, des trafiquants d'esclaves et des braqueurs de banque".

- une pétition déposée sur le site officiel de la Maison Blanche a recueilli plus de 35 millions de signatures. Elle demande la destitution de Carmen Ortiz, le procureur qui a instruit le procès à charge contre Aron Swartz. Le juriste Lawrence Lessig n'est pas étranger à cette pétition, lui qui a qualifié Carmen Ortiz de "tyran

- le président du MIT a décidé l'ouverture d'une enquête pour déterminer notamment si les services de sécurité n'ont pas fait preuve d'un zèle excessif

- les Anonymous ont décidé de disséminer via les réseaux P2P l'ensemble des fichiers récupérés par Aaron Swartz. Les Anonymous préparent d'autres actions de plus grande envergure : la phase 2 de l'opération "OpAngel" consistera notamment à hacker le site du MIT et les sites du département de la Justice en lien avec les magistrats qui ont engagé les poursuites contre Aron

- Gale Cengage, un site qui commercialise frauduleusement des documents issus du domaine public a également été hacké pour libérer les données

Le fond du problème que mettent en lumière les poursuites engagées contre Aaron Swartz et leur dénouement tragique, c'est la question de l'appropriation abusive par des acteurs publics ou privés des biens communs de la connaissance issus de la recherche et/ou du domaine public.

Il arrive même que des institutions publiques s'entendent avec des partenaires privés pour mettre en oeuvre de concert un système d'appropriation exclusive du domaine public au nom d'une rentabilité qui reste à démontrer. Tel est le cas des deux accords signés il y a quelques jours par la Bibliothèque nationale de France avec des acteurs privés, dans le cadre des investissements d'avenir (autrement dit avec des deniers publics). Avalisés par le Ministère de la Culture, ces accords  mettent en place un système de partenariat public-privé, qui mérite le qualificatif de "copyfraud". Plusieurs acteurs de la société civile, dont le collectif La Quadrature du Net et le mouvement SavoirsCom1 ont déjà exprimé leur opposition la plus franche.

Espérons que la mort d'Aaron ne sera pas inutile...