dimanche 2 décembre 2012

Le site web d'une bibliothèque ou comment concrétiser la notion de "bibliothèque hybride"

J'ai récemment été amené à assurer la mission de chef de projet de maîtrise d'ouvrage, dans le cadre d'un projet de création d'un nouveau site web, pour le Service Commun de Documentation de l'Université Paul Sabatier. Le projet est maintenant achevé. Enfin presque... Le site est perfectible : il restera toujours des points à améliorer... 

Vous pouvez admirer voir le résultat ici. Pour plus de détails sur le projet, il y a cet article et surtout ce diaporama assez détaillé :



J'aimerais revenir sur la diapositive 22 parce qu'il me semble qu'elle montre bien en quoi un site web est le lieu de cristallisation des innombrables questions qui se posent non seulement à propos des nouvelles possibilités de services induites par le développement du numérique, mais aussi à propos de la façon dont les bibliothèques intègrent ces nouveaux paramètres dans leur mue progressive. Bref, un site web de bibliothèque concrétise la notion de bibliothèque hybride.


Caractère hybride des bibliothèques - les services articulent toujours deux  niveaux: physique/numérique, local/global

Une bibliothèque n'est plus seulement un lieu physique. La puissance du numérique lui permet de rayonner hors les murs et par-delà les frontières.
Les documents ne sont plus seulement des livres ou des revues papier, la dématérialisation les rend disponibles urbi et orbi.
Les services évoluent en conséquence : les bibliothèques sont amenées à développer leurs services tout autant en présentiel qu'à distance.
Il n'est plus possible de s'en tenir à la dichotomie sommaire physique/numérique. Une bibliothèque, c'est tout à la fois du physique et du numérique, les deux dimensions étant indissolublement liées. (Et le discours qu'on entend parfois prononcé doctement, selon lequel les bibliothécaires Online seraient déconnectés de la réalité quotidienne des bibliothèques, est au mieux inepte, au pire putride...)


Le site web doit être orienté vers les services et non pas simplement vers les documents

L'idée est issue d'un constat simple. Les bibliothèques sont concurrencées par un rival d'un certain poids. Ce rival, c'est Internet. Car Internet n'est ni plus ni moins qu'une gigantesque bibliothèque mondiale dématérialisée. 
Comment les bibliothèques peuvent-elles assurer leur survie à l'heure d'Internet et de Google ? En proposant une plus-value que n'offre pas Internet. Cette plus-value, c'est non seulement la sélection qualitative de documents mais aussi l'aide à la recherche de documents pertinents sur des thématiques spécialisées.
Le nouveau site web des bibliothèques de l'Université Paul Sabatier se veut le reflet de ces préoccupations : l'une des rubriques les plus importantes du site s'intitule "Utiliser nos services".


Le site web doit présenter comme un tout homogène l’ensemble des services, qu’ils soient physiques ou numériques

Cette proposition est la synthèse des deux précédentes. Le site web doit être orienté vers les services, lesquels imbriquent au lieu d'opposer des composantes physiques et des composantes numériques.
De fait, la navigation sur le nouveau site des bibliothèques de l'Université Paul Sabatier fait alterner de façon très souple et sans rupture, des services physiques (prêt d'ouvrages, formations en présentiel...) et des services numériques (documentation électronique, web conf, formulaires en ligne, tchat, etc...)


Qu’il s’agisse de services physiques ou numériques, il s’agit de mettre l’usager au cœur du dispositif

J'irai très vite sur ce dernier point, parce qu'il est évident. Simplement ça va mieux en le (re)disant. Enfonçons le clou, donc. La bibliothèque fournit des services à des usagers. Le coeur de métier des bibliothécaires ne consiste pas simplement à mettre à disposition des documents, mais à accompagner les usagers dans leur démarche de recherche.
Concrètement, notre nouveau site web propose un accompagnement individualisé via des accès thématiques profilés selon l’internaute et des rendez-vous d'aide à la recherche documentaire.


Pour conclure...

Un site web de bibliothèque constitue un véritable laboratoire aussi bien pour étudier et opérer l'hybridation des services, que pour tenter d'anticiper les défis et les mutations de demain.

vendredi 20 juillet 2012

Essai de stratigraphie de l'Open Data culturel à la Française


"Ouverture des données publiques culturelles". A priori, l'expression n'a rien de spécialement bizarre... De grandes institutions se sont déjà lancées dans l'aventure: l’Université de Yale aux Etats-Unis a placé récemment 250 000 images numérisées issues de ses collections dans le domaine public, la Bibliothèque du Congrès a créé un National Jukebox destiné à la réutilisation de ses enregistrements sonores, Europeana a mis en place un Data Exchange Agreement aux termes duquel toutes les métadonnées sont publiées sous licence CC0, etc.
Mais, en France, au regard du droit positif et des pratiques des établissements culturels, on peut dire que l'expression "Ouverture des données publiques culturelles" est quasiment un oxymore... Pourquoi cette situation? Comment se fait-il que les institutions culturelles françaises (bibliothèques, archives, musées) paraissent dans leur ensemble si à la traîne concernant les questions liées à la libération des données ?
C'est que les fondations auxquelles elles s'adossent pour construire une politique en la matière, ne sont guère plus solides qu'un sol glissant. On s'attendrait à une assise ferme, il n'en est rien. Les institutions culturelles ne connaissent du droit d'auteur et de la libération des données que ce qui en constitue l'exception.
Ce constat est le fruit d'un état de droit, le législateur reléguant les institutions culturelles dans un statut  faussement protecteur. Mais aussi, comme nous le verrons, la situation tient à un état de fait. L'exception culturelle n'est en rien un régime obligatoire pour les institutions culturelles, il leur suffirait d'exciper du caractère facultatif de l'exception pour ne pas l'appliquer et revenir dans le droit commun de l'ouverture des données publiques... Seulement, ce n'est pas du tout comme cela que cela se passe en pratique.
Or le choix de l'exception culturelle rejaillit notamment sur la manière de traiter la question du droit d'auteur appliquée aux œuvres du domaine public numérisées.
En fait, le régime juridique des données publiques culturelles est constitué d'une superposition de couches de droits parfois compatibles, parfois antagoniques. Nous allons donc nous livrer à une description des strates accumulées, qui, bien que déposées successivement, agissent simultanément l'une avec ou l'une contre l'autre.


strata


1) Le droit des bases de données


Le régime de protection des bases de données a été mis en place par la loi du 1er juillet 1998 transposant la directive européenne du 14 mars 1996. En soi, le régime juridique des bases de données constitue déjà un feuilleté de trois types de droits détaillés dans le Code de la Propriété Intellectuelle:
le droit d'auteur applicable lorsque la structure de la base, par le choix ou la disposition des matières, constituent une création intellectuelle originale (Article L112-3)
le droit d'auteur sui generis du producteur de la base de donnée, "entendu comme la personne qui prend l'initiative et le risque des investissements correspondants, bénéficie d'une protection du contenu de la base lorsque la constitution, la vérification ou la présentation de celui-ci atteste d'un investissement financier, matériel ou humain substantiel" (Article L341-1)
le droit d'auteur sur les éléments constitutifs de la base de données (articles, images, etc): nous reparlerons de ce droit un peu plus loin, et préciserons de quelle façon ce droit est partiellement ou totalement paralysé par le jeu de l'exception culturelle

2) Le droit des données publiques

Le droit des données publiques s’est sédimenté en 3 grandes étapes :

La  loi du 17 juillet 1978 consacre le principe de la réutilisation des données publiques. L’article 10 énonce :
Les informations figurant dans des documents produits ou reçus par les administrations mentionnées à l'article 1er, quel que soit le support, peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d'autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus. 

L’ordonnance du 6 juin 2005 est une transposition de la directive 2003/98/CE du 17 novembre 2003 sur la réutilisation des informations du secteur public. L'une comme l'autre laissent hors de leur champ d'application les données produites par les établissements culturels.

La circulaire émise le 26 mai 2011 impose à tous les ministères, y compris ceux de la Culture et de l’Education, de verser leurs données dans le portail "data.gouv.fr". La circulaire pose le principe de réutilisation gratuite des données publiques. La redevance devient l'exception:
La décision de subordonner la réutilisation de certaines de ces informations au versement d'une redevance devra être dûment justifiée par des circonstances particulières. Ces informations devront être au préalable inscrites sur une liste établie par décret.

3) Le (non-)droit de l'exception culturelle

La circulaire de 2011 dit bien que les Ministères sont tenus de se conformer au principe de réutilisation gratuite des données publiques, mais n’annule en rien un principe dérogatoire énoncé par l’art. 11 de la loi du 17 juillet 1978 :
Par dérogation au présent chapitre, les conditions dans lesquelles les informations peuvent être réutilisées sont fixées, le cas échéant, par les administrations mentionnées aux a et b du présent article lorsqu'elles figurent dans des documents produits ou reçus par :
a) Des établissements et institutions d'enseignement et de recherche ;
b) Des établissements, organismes ou services culturels
Cet article est le fondement de l’exception culturelle en matière de réutilisation des données publiques. Il crée une situation assez schizophrénique où les Ministères de la Culture, de l’Education et de l’Enseignement Supérieur sont tenus d’appliquer une politique d’Open Data, quand les musées, archives, bibliothèques, centres de documentation qui dépendent de ces tutelles sont libres d’y déroger pour édicter leurs propres règles de réutilisation des données publiques.

Deux exemples pour illustrer la façon dont les établissements culturels peuvent grâce à l’exception culturelle, aménager un régime spécifique de communication des données :

a) le blocage de la réutilisation commerciale des œuvres du domaine public numérisées

Les Conditions Générales d’Utilisation de Gallica stipulent que le principe de réutilisation gratuite des œuvres du domaine public numérisées ne s’applique pas en cas de réutilisation commerciale, laquelle est soumise à redevance. Normal, direz-vous ? Eh bien, non. Il s'agit d'œuvres du domaine public : leur réutilisation ne devrait pas être assortie de l’acquittement de droits patrimoniaux, quelle que soit la destination qui en est faite.

b) revendication par l'administration d'un droit d'auteur appliqué à la numérisation des oeuvres

La numérisation ne fait pas renaître de droit d’auteur, puisqu’une copie numérique ne peut prétendre satisfaire au critère de l’originalité qui distingue les œuvres de l’esprit (voir ici). Une copie numérique, produite à partir d’une œuvre du domaine public, n’est pas une “nouvelle œuvre” et n’offre pas de prise au droit d’auteur.
Rien ne justifie donc les prétentions des archives et musées à revendiquer la titularité de droits d’auteur sur les œuvres numérisées du domaine public. En même temps, rien ne les en empêche... Il leur suffit d’invoquer le régime dérogatoire qui leur est accordé par l’article 11 de la loi de 1978.

Les services culturels ont beaucoup tiré sur la corde de l’exception culturelle, l’article 11 devenant le prétexte à la constitution de véritables zones d’extraterritorialité voire de non-droit. Cependant, il n’est pas dit que la situation perdure encore longtemps. L’exception culturelle est peut-être en train de vivre ses derniers instants. Une série d’avis ou d’arrêts sont en train de l’enterrer doucement :

- Note de la CNIL datée du 16 mai 2011 intitulée "Comment concilier la protection de la vie privée et la réutilisation des archives publiques sur Internet ?" Comme le remarque Jordi Navarro, « le principe de l’exception culturelle ne fut même pas évoqué une seule fois ».

- Avis rendu par la CADA le 26 mai 2011. La CADA, en donnant raison à la société NotreFamille qui souhaitait exploiter commercialement des registres d’état civil anciens, critique sévèrement les conditions de réutilisation imposées par le Conseil général du Rhône au nom des archives départementales. L’article 11 ne garantit donc pas aux institutions culturelles une latitude pleine et entière pour édicter unilatéralement des licences de réutilisation des données publiques.

- Avis rendu par le Conseil National du Numérique le 5 juin 2012 sur l’Open Data. Le CNN recommande la réintégration des données culturelles dans le régime de droit commun de réutilisation des données publiques.


Confirmant l'arrêt du 13 juillet 2011 rendu par le Tribunal Administratif de Clermont-Ferrand, la Cour Administrative d'Appel répond aux parties en présence (cette fois-ci le Conseil Général du Cantal c/ la société NotreFamille):
Les informations publiques communicables de plein droit, figurant dans les documents détenus par les services d’archives publics, qui constituent des services culturels au sens des dispositions de l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par cette loi.
Autrement dit les données détenues par les Archives Départementales, et plus généralement les données culturelles, sont bien soumises, au principe de libre réutilisation énoncé par l'ordonnance de 2005. Le principe d'ouverture l'emporte sur le régime dérogatoire de l'exception culturelle.

4) Les œuvres du domaine public numérisées


En théorie, la réutilisation des œuvres numérisées du domaine public n'est pas soumise au régime juridique de la réutilisation des données publiques. Les œuvres du domaine public sont ni plus ni moins des  œuvres de l'esprit protégées par le Code de la Propriété Intellectuelle. L'article 10 de la loi de juillet 1978 énonce clairement ce principe d'exclusion : 
Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l'application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents :

(...)
c) Ou sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle.

Lorsqu'une œuvre est dans le domaine public, les droits patrimoniaux qui lui étaient attachés originellement se sont éteints; en revanche, subsistent les droits moraux dont des tiers sont titulaires. Une  œuvre du domaine public n'est donc pas une information publique.


Cependant, en pratique, ce n'est pas du tout comme cela que les établissements culturels appréhendent la question. Et c'est à ce moment-là qu'apparaît une zone de conflit frontal entre l’exception culturelle et le droit commun applicable aux œuvres du domaine public :
- en tant qu'œuvres de l'esprit, les œuvres appartenant au domaine public devraient être librement accessibles, sans restrictions
- en tant qu'ensemble de donnés composées de 0 et de 1, les œuvres numérisées sont des données publiques culturelles et peuvent faire l'objet de restrictions d'accès.

Tout dépend du bon vouloir de l’institution qui a numérisé l'oeuvre: est-elle opposée ou encline à agiter le drapeau rouge de l’exception culturelle?

Hélas, « la loi 78-753 n’est pas soluble dans le domaine public », comme l’écrit Jordy Navarro dans une brillante analyse. Tant qu’une révision de l’article 11 de la loi de 1978 ou un revirement jurisprudentiel important ne se seront pas produits, la France restera un pays où la communication des œuvres du domaine public est conditionnée et limitée par les clauses unilatérales imposées par les institutions chargées de conserver et diffuser le patrimoine de l'Humanité. Dans la plupart des cas, les conditions générales d'utilisation des sites web des établissements culturels encapsulent hermétiquement les œuvres du domaine public.
En guise de justification, peut-on invoquer la recherche d'un équilibre entre des intérêts particuliers et ceux du public? Mais que diable, ces institutions sont publiques. Elles n'ont pas d'intérêts privés à faire valoir quand il s'agit de la préservation et de la diffusion d'œuvres du domaine public. L'équilibre juridique est déjà là, sans qu'il soit besoin de restreindre l'accès aux œuvres. Malheureusement, ce qu'écrit Lawrence Lessig à propos des CGU des sites en général se vérifie en pratique pour la plupart des CGU des sites des institutions culturelles françaises: l'équilibre juridique "est sapé par une autre forme de juridisme, la loi du contrat".

5) Les œuvres créées par les agents publics:


Depuis la loi DADVSI du 1er août 2006, les agents publics, quand ils ne sont pas enseignants ou chercheurs, sont tenus de céder les droits des oeuvres créées dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions ou d'après les instructions reçues par leur administration (cette cession est automatique dès lors que sont remplies trois conditions cumulatives). Leur droit moral est réduit à la plus simple expression: la seule obligation pour l'administration est de mentionner le nom de l'agent auteur (droit moral réduit à la paternité).

Pour ouvrir l'accès à ces œuvres dans le cadre d'une politique d'Open Data, l'institution culturelle peut faire le choix de les placer sous la licence Creative Commons CC-BY (paternité) ou ses variantes plus restrictives (CC-BY-NC, CC-BY-NC-SA, etc).


6) Les données personnelles

Les registres d'état civil, les brouillons d'écrivains, etc sont susceptibles de contenir des données personnelles dont la divulgation est encadrée. L'article 13 de la loi de juillet 1978 renvoie aux dispositions de la loi dite "Informatique et Libertés" de janvier 1978:
Les informations publiques comportant des données à caractère personnel peuvent faire l'objet d'une réutilisation soit lorsque la personne intéressée y a consenti, soit si l'autorité détentrice est en mesure de les rendre anonymes ou, à défaut d'anonymisation, si une disposition législative ou réglementaire le permet.

La réutilisation d'informations publiques comportant des données à caractère personnel est subordonnée au respect des dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.
On l'a vu, la CNIL a publié en mai 2011 une synthèse intitulée "Comment concilier la protection de la vie privée et la réutilisation des archives publiques sur Internet ?" dans laquelle elle ne cite à aucun endroit l'article 11 de la loi de juillet 1978.

L'exception culturelle perd ici sa seconde raison d'être. La première concernait la protection des droits moraux attachés aux œuvres numérisées du domaine public, dont on a vu qu'elle n'est en rien assurée par la mise en jeu de l'exception, mais par le droit commun de la Propriété Littéraire et Artistique. De même l'exception culturelle n'est d'aucune utilité pour la protection des données personnelles.


Conclusion sous forme de considérations culinaires :





Bûche 2000 Feuilles, Pierre Herme Paris, Aoyama



Des strates au gâteau feuilleté, de la stratigraphie à la pâtisserie, il n'y a qu'un pas. Le régime juridique des données publiques culturelles est un mille-feuilles rendu impropre à la consommation par la couche surnuméraire et indigeste de l'exception culturelle. Une exception censée protéger les données culturelles mais qui dans les faits, conduit à un verrouillage, quand ce n'est pas une interdiction pure et simple, de leur réutilisation.







mercredi 11 juillet 2012

Lettre à M. Laurent Fabius, Ministre des Affaires Etrangères

Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères,

Citoyen comme vous d'un Etat qui a érigé dès 1789 la liberté d'expression en valeur fondamentale, je m'inquiète du sort réservé en ce moment par l'Etat syrien à l'un de ses ressortissants, Bassel Khartabil, aussi connu sous le nom de Bassel Safadi.

Bassel D'après les informations fournies par le site de la pétition demandant la libération du jeune homme (site qui a déjà reçu en 2 semaines 1505 signatures),  Bassel est "incarcéré depuis le 15 mars 2012 suite à une vague d'arrestations dans le quartier de Mazzeh à Damas. (...) Depuis cette date, sa famille n’a reçu aucune explication sur sa détention ni aucune information sur les conditions de sa captivité. Toutefois, sa famille vient d’apprendre par un détenu libéré qu’il est incarcéré dans la section de haute-sécurité de Kafer Sousa à Damas.


Bassel Khartabil, un Palestinien de 31 ans né en Syrie, est un ingénieur en informatique reconnu pour ses compétences dans le développement de logiciels open source qui contribuent à l’élaboration d’Internet. Il a commencé sa carrière il y a dix ans en Syrie comme directeur technique d’un certain nombre d’entreprises locales en travaillant sur des projets culturels tels que la réhabilitation du site archéologique de Palmyre et le magazine Forward Syria.

Depuis, Bassel s’est fait connaître dans le monde entier par son engagement résolu en faveur du Web ouvert, sa capacité à enseigner aux autres les technologies de l’information, et l’aide bénévole qu’il apporte à chaque occasion. Bassel est le responsable principal d’un projet open source pour le Web appelé Aiki Framework. Il est bien connu au sein des communautés techniques en ligne au titre de contributeur bénévole pour des projets aussi importants pour Internet que Creative Commons, Mozilla Firefox, Wikipedia, Open Clip Art Library, Fabricatorz, et Sharism."

Bassel a-t-il commis un crime? Aucun. Aucun motif de mise en examen n'a été prononcé contre lui. Aucun procès n'a été instruit à son encontre. L'arrestation de Bassel relève de l'arbitraire d'un pouvoir dictatorial aux abois. Situation très préoccupante au moment même où Human Rights Watch vient de publier un rapport faisant état de nombreux actes de torture perpétrés par le régime syrien.

De grandes fondations internationales ont déjà exprimé leur soutien aux efforts pour libérer Bassel Karthabil: Mozilla et l'Electronic Frontier Foundation.


Monsieur Fabius, vous avez récemment déclaré que Bachar el-Assad est "un assassin" et qu' "il doit partir". Pouvez-vous, au nom du gouvernement français, prendre officiellement l'engagement de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour que Bassel Khartabil soit libéré dans les meilleurs délais?


Je vous prie d'agréer l'expression de mes sentiments distingués.

Thelonious Moon


lundi 28 mai 2012

Lessig ! Lessig ! Lessig ! Lessig !


En vain! L'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante, 
Et du métal vivant sort en bleus angelus!

Il roule par la brume, ancien et traverse 
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr 
Où fuir dans la révolte inutile et perverse?
Je suis hanté. L'Azur! L'Azur! L'Azur! L'Azur!

Stéphane Mallarmé, "L'Azur", 1864

Lawrence Lessig at ETech 2008


Prologue

" Nous sommes tous des délinquants potentiels... 
- Quoi, comment?
- N'avez-vous jamais chanté "Joyeux anniversaire" à l'une de vos connaissances dans un restaurant ou sur son lieu de travail ?
- Hum, il me semble bien que si...
- Alors, je le dis: vous êtes un délinquant et même un criminel !
- De quel droit osez-vous m'accuser?
- Au nom du droit d'auteur !
- Que me chantez-vous ?
- Je vous chante la chanson "Joyeux anniversaire" dont le copyright de la musique est détenu par la Warner. Du moins le prétend-elle et personne n'ose la contredire, étant donnés les frais d'avocat qui seraient occasionnés en cas de litige...
- Quoi? La chanson n'est pas dans le domaine public? Je ne peux pas la chanter librement?
- Vous pouvez la chanter. Mais si vous voulez la chanter gratuitement, veillez s'il vous plaît à rester dans le cadre du cercle de famille. Ne vous avisez pas de la chanter dans un lieu public sans avoir versé au préalable des droits à une société de perception et de répartition des droits !
- [Silence contrit]
- Je suis vraiment stupéfait de votre méconnaissance des règles les plus élémentaires du droit d'auteur. Comment peut-on être aussi ignorant?" 
- Au fait, je viens de recevoir un message d'avertissement de la HADOPI.
- Quoi ! Vous êtes un pirate ?
- Pirater est un grand mot ! J'ai regardé sur DailyMotion avec ma fille de 4 ans deux Mickey Mouse et comme ils nous ont plu, je les ai téléchargés en utilisant un plug-in fourni par Microsoft...
- Quelle erreur...
- Je me suis dit que comme les deux courts-métrages dataient de 1940, ils étaient probablement entrés dans le domaine public...
- Si je comprends bien, vous n'avez strictement aucune notion de droit d'auteur américain, misérable cloporte ! Car sinon, vous auriez su que le Sonny Bono Copyright Extension term Extension Act, dit Mickey Mouse Protection Act, gèle jusqu'en 2019 le début de l'entrée  progressive dans le domaine public des oeuvres produites entre 1923 et 1978
- Je me sentais à l'abri: je me disais que tant qu'à faire, si l'on devait poursuivre quelqu'un pour violation de droit d'auteur, ce devait être ou bien la personne qui avait posté les vidéos, ou bien la plate-forme qui héberge lesdites vidéos.
- En France, la Loi de Confiance dans l'Economie Numérique offre aux hébergeurs une protection par défaut .... Et puis nul n'est censé ignorer la loi... donc vous êtes coupable !"



   La réforme du droit d'auteur selon Lessig


Les questions du financement de la création, de la délimitation des contours du domaine public et du droit d'auteur sont plus que jamais sous le feu des projecteurs en France. Plusieurs évènements récents sont venus réveiller les consciences. Tout d'abord, la parution de deux livres. The Case for Copyright Reform est un court ouvrage rédigé par les fondateurs du Parti Pirate Suédois Rick Falvinge et Christian Engström, et qui, comme son titre l'indique, prône une modification et une simplification du droit d'auteur. Sharing par Philippe Aigrain, l'un des principaux promoteurs de la contribution créative précise les fondements et les modalités d'un financement de la création permettant le libre partage des oeuvres. C'est ensuite la consultation lancée par la hadopi sur les exceptions au droit d'auteur relayée par la commissaire européenne Neelie Kroes sur son blog. Entre également pour une bonne part, la promesse du nouveau gouvernement en place de procéder à une révision de la loi hadopi après concertation avec les différents acteurs de la société civile. Encore plus récemment, le réseau européen Communia a publié un rapport préconisant des mesures visant à mieux définir les contours du domaine public. L'OMPI examinera prochainement trois propositions timides allant dans le sens d'une meilleure identification, mise en valeur et protection du domaine public. Enfin les élections législatives prochaines sont l'occasion pour le Parti Pirate français de se faire connaître et  d'exposer son projet de réforme du droit d'auteur.


Face à cette avalanche d'évènements, j'ai éprouvé le besoin de prendre du recul, et je me suis dit: il faudrait relire Lawrence Lessig, qui a souvent abordé ces questions, notamment dans Free Culture (2004) et Remix (2008), mais aussi, auparavant, dans The Future of Ideas (2001). Et aussitôt deux questions sont apparues. D'une part les propositions de Lessig constituent-elles des pistes d'action concrète ? D'autre part, sont-elles toujours valables en 2012 ou bien l'accélération de la technique les a-t-elle rendues obsolètes? 


Les trois ouvrages de Lessig présentent dans les derniers chapitres une série de mesures concrètes pour réformer le droit d'auteur.  (Fin du premier suspense... La réponse à la première question était: oui). L'ennui, c'est que les mesures sont articulées et présentées différemment dans les trois ouvrages, soit que Lessig ait éprouvé d'un ouvrage à l'autre, le besoin de rendre son propos plus didactique, soit que la perspective du discours se soit élargie : dans la conclusion de Free Culture, Lessig consacre beaucoup de pages à la question du partage de fichiers musicaux, dans Remix, il aborde non seulement la question du partage mais aussi de la pratique du remix, et ce, toutes industries culturelles confondues. Je me suis donc attelé à faire la synthèse des trois séries de mesures (1). Cela constituera ma contribution aux débats en cours.


1) Déréglementer la créativité amateur

La réutilisation d'une oeuvre dans le cadre d'une pratique amateur ne devrait pas être susceptible de constituer une infraction au droit d'auteur. Exemple donné par Lessig: Stéphanie Lenz qui avait diffusé sur YouTube une vidéo de sa fille de 13 mois dansant sur une chanson de Prince n'aurait jamais dû être menacée par Universal Music de poursuites judiciaires assorties d'une amende de $150 000.
Plutôt que de se focaliser sur les droits attachés à l'oeuvre, il faut considérer les usages qui en sont faits: chaque fois qu'il s'agit d'un usage non- commercial de l'oeuvre, les armées des avocats des ayants-droit ne devraient pas avoir leur mot à dire.




« COPIES »
REMIX
PROFESSIONNEL
©
©
AMATEUR
©/free
free


Cependant, précise Lessig, chaque fois qu'une oeuvre est diffusée/remixée par un amateur via une plateforme soit commerciale soit hybride,  (Lessig entend par économie hybride: un modèle économique où exploitation libre et exploitation commerciale sont intrinsèquement liés, par exemple la plateforme YouTube qui propose un accès gratuit tout en se rémunérant sur la publicité générée), une compensation pour l'artiste est nécessaire. Autrement dit, comme dirait Richard Stallman, "free" ne signifie pas "gratuit" comme dans "free beer" mais "libre" comme dans "free speech". Lessig ne fait qu'évoquer sans les détailler, les différentes modalités de rémunération possible (licence globale, sociétés de perception et de répartition des droits, etc).
Lessig met en lumière un paradoxe étonnant. Le problème qui se pose aux ayants-droit ne vient pas d'un manque de contrôle. Il vient d'un excès de contrôle! Comme la loi permet à l'ayant-droit de s'opposer à certaines utilisations, l'ayant-droit est contraint de se préoccuper des mauvaises utilisations qui sont faites de son oeuvre. Si le détenteur du copyright n'a plus légalement la faculté de contrôler l'utilisation, alors la mauvaise utilisation n'est pas de sa responsabilité.  


lawrence_lessig_keynote
 


 2) Clarifier le droit d'auteur par davantage de formalités

Le droit d'auteur actuel est un tissu d'incertitudes. De ce fait, de nombreux projets de création sont empêchés de voir le jour. Seules les sociétés qui sont en mesure d'assumer des frais de justice peuvent se permettre de prendre des risques.
Ce problème pourrait être résolu relativement facilement en appliquant une innovation aussi vieille que la loi sur le copyright américain.
Avant d'être aboli en 1976, le système du droit d'auteur américain fonctionnait sur un mécanisme d'opt-in: les ayants-droit devaient, pour bénéficier de la protection de la loi, enregistrer et renouveler le copyright auprès du Copyright Office. Bien qu'onéreux et lourd à mettre en place, ce système avait une vertu: il se focalisait sur les oeuvres qui, du point de vue des artistes ayant fait la démarche de l'enregistrement, en avaient réellement besoin. En 1976, le Congrès a fait basculer le système du copyright dans un mécanisme d'opt-out. Plus aucune formalité n'est nécessaire pour bénéficier de la protection. Et la durée de protection est maintenant la durée maximum, automatiquement.
A l'ère du Read Write (par opposition à l'ère précédente du Read Only, où la consommation culturelle participait d'une passivité plus grande, parce qu'elle offrait moins de possibilités de réappropriation et de partage des biens culturels), ce système automatique et fondamentalement ambigu alourdit la créativité.
La solution préconisée par Lessig est la suivante: la loi imposerait aux ayants-droit une obligation d'enregistrement de l'oeuvre après une période initiale de protection automatique. 14 ans après que l'oeuvre aurait été créée et rendue publique, l'ayant-droit devrait enregistrer le travail. S'il manquait à cette obligation, d'autres personnes pourraient réutiliser l'oeuvre, soit gratuitement, soit moyennant le paiement de royalties. Passés les 14 ans, le seul type d'oeuvre qui serait pleinement protégé serait l'oeuvre pour laquelle l'auteur aurait entrepris des démarches d'enregistrement.
Pour Lessig, la technologie permet de faciliter grandement ces méthodes d'enregistrement. On pourrait facilement imaginer un système par lequel les ayants-droit enregistreraient leur travail en le téléchargeant sur des serveurs dépendant du Copyright Office, lesquels compileraient les dépôts dans une liste d'oeuvres protégées  par le copyright.
Dans Free Culture, ouvrage antérieur à Remix, Lessig parlait de trois formalités et non de deux: l'enregistrement et le renouvellement devaient être précédés du marquage. Ce dernier a pour but de signaler au public que cette oeuvre est copyrightée et que l'auteur veut appliquer ses droits. Le marquage facilite également la localisation du détenteur du copyright pour s'assurer de l'autorisation donnée d'utiliser son oeuvre. A l'inverse, la signification d'une oeuvre non marquée serait: "utilisez la à moins que quelqu'un ne s'en plaigne". Si quelqu'un exerce une plainte, alors il y aurait obligation de cesser à partir de ce moment d'utiliser l'oeuvre dans n'importe quelle oeuvre nouvelle, même si aucune pénalité ne serait attachée aux usages existants.
Dans Remix, Lessig passe sous silence la question du marquage. Cet infléchissement s'explique probablement de la façon suivante:
  1. à partir du moment où le système évoqué dans Remix implique une protection automatique au cours de la période qui suit immédiatement la publication, le marquage devient inutile juridiquement, quoiqu'utile en pratique pour permettre de repérer facilement si l'oeuvre est copyrightée.
  2. le marquage est en partie redondant avec l'enregistrement, quoique les finalités des deux formalités ne soient pas les mêmes.
  3. trois formalités tendent à un excès de formalisme, lors même que le but visé est une simplification du droit.
  4. d'après le professeur de droit William Fisher cité par Lessig, le marquage est un élément-clé de la mise en place d'une licence globale (voir: 5 - Libérer la musique). Mais des travaux plus récents proposent la mise en place de licences globales sans nécessité de marquage.
Ces considérations nous amènent à supposer que pour Lessig, le marquage serait une formalité facultative et non obligatoire.

3) Des durées de protection plus courtes



Lessig avait proposé dans L'Avenir des Idées une mesure assez radicale: un renouvellement du copyright tous les cinq ans, le tout devant aboutir à une période maximale de protection de 75 ans. Suite à l'affaire Eldred, affaire dans laquelle Lessig avait plaidé en tant qu'avocat pour l'anticonstitutionnalité du Sonny Bono Copyright Extension term Extension Act de 1998 qui rallongeait la durée de protection du copyright de 20 ans, le débat public prit de l'ampleur aux Etats-Unis et dans le reste du monde anglo-saxon. Plusieurs propositions de modifications bien plus radicales de la durée de protection virent le jour. Le journal britannique The Economist proposa par exemple une durée de protection de 14 ans renouvelable une fois. Comme on l'a vu, c'est cette dernière durée de protection que Lessig reprend à son compte dans Free Culture et Remix. Mais, précise Lessig, que la durée soit de 75 ou 28 ans (d'autres durées sont possibles: le Parti Pirate Européen propose par exemple: une durée maximale de 20 ans, impliquant un renouvellement tous les 5 ans une fois l'oeuvre publiée), il y a quatre principes à garder à l'esprit concernant les durées de protection:
  1. Keep it short. Des durées trop longues dissuadent l'innovation et la créativité. 
  2. Keep it simple. La ligne de séparation entre domaine public et contenu protégé doit être claire. 
  3. Keep it alive. Le copyright devrait être renouvelé périodiquement.
  4. Keep it prospective. Garder à l'esprit qu'une fois fixée la durée maximale de protection, celle-ci ne doit pas être rallongée rétroactivement.


4) Free use vs Fair use

Contrairement à ce qu'on peut lire ici ou là, le fair use n'est pas la panacée pour ouvrir une liste ouverte de droits dérogatoires aux droits exclusifs de l'auteur sur son oeuvre. La doctrine du fair use, selon Lessig, a été conçue en imaginant qu'elle serait administrée par des avocats. C'est une doctrine complexe et de ce fait, sa mise en application implique pour le client de s'entourer de bons avocats (entendez: onéreux). Le fair use se révèle aujourd'hui totalement inadapté au monde du numérique, dans lequel baigne tout un chacun, toutes classes sociales et tous âges confondus.
Dans Free Culture, Lessig insiste sur les droits dérivés, dont la durée de protection devrait être abrégée et rester strictement inférieure à la durée de protection de l'oeuvre principale, et dont la portée devrait également restreinte. Le législateur devrait établir une liste fermée des usages autorisés, et les autres usages seraient présumés non autorisés.


5) Libérer la musique...et ouvrir l'accès aux oeuvres orphelines

Dans Free Culture, Lessig consacre un point spécifique à la musique, du fait qu'au début des années 2000 elle a beaucoup focalisé les esprits (procès de Napster). Cependant, les remarques qu'il apporte sont généralisables à d'autres médias. 
Lessig distingue quatre types de partages de la musique:
A. Il y a des personnes qui utilisent les réseaux de partage comme substituts à l'achat de CD.
B. Il y en a qui  qui utilisent les réseaux de partage pour écouter des extraits, avant d'acheter des CD.
C. Il y en a beaucoup qui utilisent les réseaux de partage de fichiers pour obtenir un accès au contenu qui n'est plus vendu mais est encore sous copyright, ou au contenu qu'il est trop compliqué d'acheter  sur le Net.
D. Il y en a beaucoup qui utilisent les réseaux de partage de fichiers pour obtenir un accès au contenu qui n'est pas copyrighté ou pour obtenir un accès au contenu, accès pleinement autorisé par le détenteur du copyright.

Lessig examine un à un les cas en commençant par le dernier:
D. Il ne faudrait pas que le législateur déclare illégale la technologie qui rend possible ce type de partage sous prétexte de lutter contre le type A. Exemple analogique: ce n'est pas parce que les kidnappeurs utilisent des cabines téléphoniques qu'il faut interdire l'usage des cabines téléphoniques.
C. C'est la question des oeuvres indisponibles, sur laquelle le législateur français s'est penché récemment dans le cas précis des ouvrages du XXème siècle. L'usage commercial ou non-commercial doit être autorisé. Cependant, dans le cas où les oeuvres sont commercialisées par des tiers, les auteurs doivent être rétribués par le biais d'un trust, autrement dit une société de perception et de répartition des droits. Insistons sur ce point: le trust aurait pour finalité de rétribuer les auteurs, et non pas, comme dans la loi française sur les indisponibles, d'évincer les auteurs au seul profit des éditeurs défaillants. Ce système aurait pour vertu d'inciter les éditeurs à garder les oeuvres disponibles commercialement.
B et A. Ce sont des cas difficiles. Lessig reprend ici la proposition du professeur de droit William Fisher. Il s'agirait de mettre en place une licence globale dont le mécanisme s'articulerait autour de quatre éléments-clés:
  1. le marquage des oeuvres
  2. l'établissement de statistiques d'usage des oeuvres marquées
  3. une compensation des artistes à proportion des usages constatés
  4. le financement de cette rétribution par une taxe



6) Décriminaliser la copie

La loi sur le copyright ne devrait pas réglementer les copies mais les usages: par exemple, quels usages collectifs de copies d'oeuvres copyrightées sont autorisés? 
Historiquement, la loi américaine sur le copyright ne réglementait pas la copie. Ce n'est qu'en 1909 que la loi a fait pour la première fois référence à la "copie". Cette mention n'avait pas vocation à étendre la portée de la loi, et à vrai dire, le mot était une coquille dans le texte.
A l'heure où la technologie met à notre disposition une foule d'outils permettant la copie (regarder un document en ligne, c'est nécessairement le copier, sauf s'il est accessible en streaming), si le copyright régit la copie, et si copier est devenu aussi commun que respirer, alors une loi qui met en place une réglementation de la copie est une loi qui va trop loin.
Le Congrès devrait renouer avec sa pratique qui consiste à spécifier précisément les types d'usages qui devraient être réglementés par le régime du copyright. La loi ne devrait être actionnée que pour des usages qui sont présumés ou susceptibles d'être des utilisations commerciales en concurrence avec l'utilisation dont se prévaut l'ayant-droit. La loi devrait laisser non réglementés les usages qui n'ont rien à voir avec les sortes d'usages que l'ayant-droit a besoin de contrôler.


7) Décriminaliser le partage de fichiers

Lessig aborde ici en la survolant, la question du financement de la création via une taxe ou une licence globale. Deux remarques sur ce point. D'une part, Lessig ne conçoit la licence globale que comme un  dispositif compémentaire et non comme un dispositif unique ou central pour réformer le droit d'auteur. D'autre part, Lessig n'est pas persuadé que le mécanisme de compensation doive être permanent, il le conçoit plutôt comme un mécanisme transitoire.



D'autres mesures ont été proposées par Lessig en 2001 dans The Future of Ideas. Je reprends dans ce qui suit l'excellente traduction de Jean-Baptiste Soufron et Alain Bony:


8) Le droit d'auteur sur les logiciels sous condition

"Si la société est prête à offrir aux producteurs de logiciels plus de protection que ce qu’ils peuvent obtenir par la technique, nous devrions alors obtenir d’eux quelque chose en retour. Par exemple, l’accès au code source après l’expiration du droit d’auteur. Ainsi, on pourrait protéger un logiciel pendant cinq ans, renouvelables une fois. Mais cette protection ne serait accordée qu’à condition que l’auteur remette une copie de son code source en dépôt pendant la durée du copyright. Une fois celui-ci épuisé, cette copie déposée serait alors rendue publique sur les serveurs du bureau américain du Copyright"


9) Pour reconstruire les biens communs de la créativité

"Le Congrès pourrait utiliser d’autres voies pour inciter à la création de biens communs de la créativité. Il pourrait par exemple motiver les ayants droit à faire don de leurs droits à des organismes publics chargés de leur gestion. (...) Le Congrès pourrait prendre d’autres mesures. Un problème qui empoisonne souvent la vie des créateurs est celui des œuvres que l’on prétend couvertes par un droit d’auteur alors qu’elles ne le sont pas. Par exemple, il est courant que les éditeurs prétendent posséder un droit d’auteur que la loi ne leur accorde absolument pas, ainsi que le font les éditeurs de partitions, qui mentionnent souvent un copyright sur des œuvres tombées dans le domaine public."


10) Des limites à imposer au code

Les DRM (Digital Rights Management) rajoutent une surcouche de droits à la législation existante pour en restreindre la portée et limiter les usages.


11) Des limites à imposer aux contrats

Les licences ou conditions générales d'utilisation jouent souvent le même rôle que les DRM et doivent être davantage encadrées.




Pour conclure...

Si l'on excepte la question de l'open data, la pensée de Lessig balaye très largement l'ensemble des questions liées au droit d'auteur et propose une série de pistes concrètes pour le réformer.
On ne peut que conclure à l'actualité du propos de Lessig... Hélas... ai-je envie d'ajouter immédiatement, car aucune modification significative allant dans le sens de ses préconisations n'a émergé au niveau mondial.
On a au contraire assisté ces dernières années à une avalanche de lois ou de projets de traités visant à rogner le domaine public et à ériger les ayants-droit au rang de véritables censeurs de la libre circulation des biens communs de la connaissance.
Totalement désuet à l'heure du numérique et d'Internet, l'ensemble des règles qui régissent le droit d'auteur emmailotte la créativité et la libre expression dans de vieilles institutions dont les maîtres-mots sont l'interdiction par défaut de tout réemploi des oeuvres et un usage abusif par les ayants-droit de leurs prérogatives, le tout assorti d'une menace de privatisation rampante du domaine public. 
On verra bientôt si le nouveau gouvernement français, qui a donné plusieurs signes, quoique parfois contradictoires ou confus, d'une volonté d'assouplir le droit d'auteur, aura à coeur de réformer le dispositif actuel à l'issue de la concertation qui s'engage. 





(1) Pour  rendre la lecture plus fluide, je n'ai pas indiqué par des guillemets les très nombreuses phrases de Lessig traduites littéralement. Que Lessig me pardonne ce remix...










samedi 28 avril 2012

Quel avenir pour la librairie indépendante?


En ce samedi consacré à la fête de la librairie indépendante, voici quelques réflexions sur les difficultés que connaissent actuellement les libraires, mais aussi sur les perspectives d'avenir qui se dessinent s'ils parviennent à opérer certaines mutations.


Paris Quartier Opéra: librairie
Paris Quartier Opéra. Par fredpanassac. CC-BY-NC-SA 2.0. Source: Flickr


La hausse de la TVA


Le site Newsring a lancé ce mois-ci un débat sur le thème: "La hausse de la TVA sur le livre condamne-t-elle les libraires?" Depuis le 1er avril, les livres sont en effet taxés à 7% contre 5.5% auparavant.  Avec une rentabilité nette moyenne de 0,3 % du chiffre d’affaires (étude du Cabinet Xerfi datée de mai 2011 pour le Ministère de la culture et de la communication et le Syndicat de la librairie française), la librairie est un secteur peu rentable et toute modulation des prix peut avoir des répercussions négatives sur sa survie même.   Certains éditeurs n'ont pas impacté la hausse de la TVA sur le prix des ouvrages, de sorte que le libraire est obligé d'absorber sur sa marge la hausse de la TVA. D'où le cri d'alarme du Syndicat de la Librairie Française

  • on peut estimer que la moitié des éditeurs français au moins, soit 2000 à 2500 éditeurs de petite taille, n'ont modifié aucun de leurs prix. Cette situation pénalise tout particulièrement les libraires qui constituent le circuit de vente disposant du fonds le plus important. Il est regrettable qu'une action de sensibilisation des éditeurs de petite taille aux enjeux de la hausse de la TVA, pour les libraires comme pour eux-mêmes, n'ait pas été conduite ;
  • plusieurs dizaines d'éditeurs de taille significative ont refusé, en toute connaissance de cause, de modifier leurs prix ou les ont augmentés trop faiblement pour en neutraliser l'effet en librairie. Ces éditeurs sont invités à modifier leurs prix dès que possible afin de ne pas pénaliser les libraires ;
  • l'effet conjugué de ces deux facteurs engendre inévitablement des pertes de marge en librairie

Nonobstant les problèmes de trésorerie générés par le manque de réactivité de certains éditeurs, il ne semble  pas que la question de la TVA soit la cause centrale des difficultés économiques que connaissent les libraires: bien évidemment, ils survivront à la hausse de la TVA. Le débat de Newsring est un faux débat (comme on parle de "faux nez"). La question n'est pas là... 


Les menaces qui pèsent sur la librairie indépendante


Les problèmes qui se profilent pour les libraires sont bien plus importants et complexes. J'en discerne principalement deux, totalement hétérogènes :

- le niveau élevé des loyers des librairies de centre ville qui étrangle la profession. Les collectivités locales sont juridiquement impuissantes pour juguler la spéculation sur les loyers

- le processus de désintermédiation qui rompt la chaîne traditionnelle du livre. La vente en ligne de livres papier et d'e-books par des grossistes fragilise depuis plusieurs années la librairie indépendante. Certains éditeurs  étrangers proposent déjà sur leurs sites la vente de leurs ouvrages, court-circuitant ainsi la librairie. 


Librairie Jonas rue de Tolbiac, nouvelles photos
Libraires, les temps sont durs, mais ne vous braquez pas  !
Librairie de Jonas, Tolbiac, nouvelles photos. Par fredpanassac. CC-BY-NC-SA 2.0. Source: Flickr


Pistes d'actions


Nous sommes à un tournant de l'histoire de la librairie. Ou bien les libraires saisissent le grand virage, ou bien certains resteront sur le carreau. Les libraires doivent mettre en place des stratégies pour surmonter le détricotage et le redéploiement sous de nouvelles formes des relations entre les acteurs des métiers du livre. Voici quelques pistes d'actions :

- interdiction de la gratuité des frais de port (cf le rapport sur l'avenir de la librairie de mars 2012) pour mettre un terme à des rabais déguisés.

implication accrue des libraires indépendants dans la vente en ligne via leur propres sites et mutualisation des moyens à un niveau national pour faciliter le déploiement des activités de vente en ligne de la librairie indépendante, que la vente porte sur des ouvrages papier ou des e-books. "Le projet 1001Libraires.com, comme l'indique la présentation du site, est un projet collectif et interprofessionnel constitué grâce à une initiative du Syndicat de la Librairie Française (SLF). L’objectif de ce projet [est de] permettre à toutes les librairies indépendantes d’accéder à la vente en ligne de livres numériques et physiques, et aussi de se doter d’un site leur permettant une extension pertinente de leur travail de libraires sur Internet." Le site 1001libraires.com est une excellente idée qui hélas, est en pratique un échec: le projet est loin de dépasser la cinquantaine de librairies. Pour aider à la renaissance de 1001libraires.com, les rédacteurs du rapport sur la librairie proposent entre autres mesures la mise en place d'une application informatique de géolocalisation dite "Bookfast", qui permettrait à l'internaute de connaître en temps réel l'endroit le plus proche où acquérir le livre qu'il recherche.

- implication des librairies dans le marché naissant du POD (Print On Demand). Cette prestation nouvelle aura vocation à mettre à disposition des lecteurs deux types d'ouvrages. D'une part, cela concerne dans un avenir plus ou moins lointain, les ouvrages indisponibles du XXe siècle. L'article 3 de la loi relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle prévoit en effet que "les organismes représentatifs des auteurs, des éditeurs, des libraires et des imprimeurs engagent une concertation sur les questions économiques et juridiques relatives à l'impression des livres à la demande." D'autre part, sont également concernés par le POD les ouvrages de création. Dans un article visionnaire, l'auteur-éditeur François Bon expose les principales mutations du métier du livre induites par l'exploitation du POD. La maison d'édition Publie.net sera la première à expérimenter l'impression à la demande en juin 2012, grâce à un partenariat avec Hachette Livre. Le POD entraîne un bouleversement de l'organisation des librairies. D'abord elles devront s'équiper de nouvelles infrastructures pour répondre à la demande de ce nouveau service. Ensuite, elles ne gèreront plus des stocks mais des flux: les ouvrages ne seront plus physiquement présents, ils seront virtuels quoique immédiatement matérialisables via l'impression à la demande. Les libraires seront donc appelés à mettre en valeur ce catalogue d'ouvrages virtuels. En outre, la commande permettra à l'acheteur de récupérer sans surcoût l'ouvrage sous un double format: imprimé et numérique (fichier ePUB). Enfin, les auteurs seront eux-mêmes appelés à jouer un rôle actif dans le processus en recommandant sur leurs sites officiels les librairies qui proposeront la mise à disposition de leurs ouvrages via l'impression à la demande. La question de l'auto-promotion n'est pas anecdotique; François Bon prend acte du processus de désintermédiation qui casse partiellement ou totalement la chaîne du livre, et, au lieu de prononcer un anathème à son encontre, ébauche un nouveau modèle de diffusion-distribution du livre refaçonné à l'aune des pratiques sociales en réseau des lecteurs et des auteurs.

- enfin, le Syndicat de la Librairie fait 12 propositions pour la librairie indépendante :

  1. Considérer le livre comme un bien de première nécessité auquel doit s'appliquer le taux super réduit de TVA
  2. Renforcer les moyens d'intervention du Centre national du livre en faveur des librairies
  3. Doter un fonds d'aide aux librairies indépendantes grâce à une contribution prélevée sur les ventes de livres des « pure players » sur Internet
  4. Renforcer le label «Librairies indépendantes de référence« (LIR) en faisant bénéficier les librairies labellisées de nouveaux dispositifs d'aide et en généralisant les exonérations de Contribution économique territoriale dont elles peuvent bénéficier
  5. Mettre en place un médiateur du livre pour prévenir les conflits et rééquilibrer les relations entre les libraires et leurs fournisseurs
  6. Mieux encadrer les marchés publics de livres afin que les librairies n'en soient pas évincées
  7. Faciliter l'intervention des collectivités locales en assouplissant le cadre juridique
  8. Contenir la progression des loyers des librairies
  9. Favoriser la transmission des librairies en allégeant la fiscalité
  10. Engager une réflexion sur la suppression des rabais sur les ventes de livres
  11. Soutenir le «modèle ouvert« de distribution numérique
  12. Renforcer les actions en faveur de l'incitation des jeunes à la lecture
La 11ème proposition est particulièrement innovante. La voici détaillée dans la brochure publiée par le SLF:


Le sort de la librairie de demain dépend donc peut-être de la réussite du consortium Andromède, projet de cloud computing porté par Orange et Thalès. Financé à hauteur de 75 millions d'euros par la Caisse des Dépôts et de 150 millions par les deux sociétés, ce projet constitue le premier investissement du Fonds national pour la Sécurité Numérique (FSN). La librairie de demain sera-t-elle une librairie dans les nuages?

Pour conclure, on peut s'interroger sur  les différences entre le POD et le cloud computing. Le postulat du cloud computing est le même que celui du POD: les flux l'emportent sur les stocks (les livres papier ou le disque dur de l'ordinateur). Un élément majeur dissocie cependant les deux modèles:
- le cloud computing repose sur une économie de l'accès; le contenu se virtualise et se tient toujours à distance; comme l'écrivait Jeremy Rifkin dès 2000 dans L'âge de l'accès, un nouveau modèle économique se met en place dans lequel on n'acquiert plus un bien mais l'accès à un service; aux acheteurs et aux vendeurs se substituent des prestataires et des usagers
- le POD est d'abord un service et en ce sens, il est, comme l'informatique dans les nuages, sous-tendu par une logique de l'accès; cependant l'impression à la demande opère une "re-matérialisation" artificielle du contenu numérique et constitue donc un retour partiel au modèle de l'acquisition de la propriété d'un bien. Le POD résout en quelque sorte la quadrature du cercle de la librairie: comment substituer les flux aux stocks  sans prononcer la mort définitive de l'objet-livre...





Saint George and the Dragon
Saint-Georges, patron des libraires saura-t-il terrasser le dragon ?
Saint Georges et le Dragon, 1515. Lonhard Beck (1475-1542). Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Saint George and the Dragon. Par Tjflex2. CC BY-NC-ND 2.0. Source: Flickr